samedi 8 décembre 2012

Naima

Il était très tard au café, ma tête reposait sur mes bras croisés en oreiller sur le comptoir et je me disais à quel point il était rafraîchissant de voir le monde d'une autre façon. Les tasses vides sur les tables occupées, les cigarettes brûlantes dans les cendriers, les quelques clients, un ou deux d'assoupis, les autres méditant, bouches closes. C'était silence pour écouter Trane chanter. Je me sentais comme du pétrole, raffiné comme de la bière de blé, c'était un de ces moments simples courts que j'aurais souhaité double allongé.
Un vieil homme était accoudé au piano droit à l'autre bout de la salle, il fumait lentement en attendant son tour. D'où j'étais je ne voyais que son profil. Un visage usé, une paupière tombante surplombée de minces cheveux en broussaille, grisonnants, à travers lesquels la fumée se tressait, et je voyais dans ce nuage des poussières virevolter parmi la lueur d'une lampe à lutrin.
Trane, à souffle perdu, cligna de l'oeil au vieillard qui déposa ses doigts sur les touches de son piano. Son dos se raidit comme dans un élan de jeunesse, et il prit la relève du morceau. Un accord ou deux, et il sembla qu'une basse fréquence fit frissonner le contre-bassiste à sa gauche. Cet imposant instrumentiste effleurait sensuellement ses cordes en enlaçant contre lui sa muse de bois. Ils dansaient lentement, comme j'aurais voulu que mes parents le fassent autrefois, serrés l'un contre l'autre, les yeux fermés, déconcentrés, deux verres de porto vidés sur le tapis du salon.
Une demi-douzaine de lampions fatigués éclairaient encore le café, et dehors la neige blanche reflétait la flamme froide du chandelier lunaire. Derrière une fenêtre embuée, je vis une ombre marcher à l'extérieur. La silhouette encapuchonnée entra rapidement et je me redressai du même coup, discret, curieux.
Je me souviens encore avoir avalé de travers lorsque la lumière me révéla son visage. Jamais je n'aurais pu imaginer que la beauté d'une femme puisse me rendre si vulnérable. Je sentais descendre en moi les doses augmentées de dopamine, et mes nerfs désaccordés me jouaient des airs que je ne reconnaissais pas.
Elle vint s'asseoir à côté de moi et se dévêtit de son long manteau. Elle demanda un café du bout de ses lèvres rougies, avec son accent parisien d'un érotisme déstabilisant.
Dans mon âme noircie par les tempêtes et les glaces s'allumèrent d'un seul coup toutes les bougies du monde.
Elle tourna la tête vers la mienne en replaçant d'un coup de doigt sa chevelure d'ébène. Au fond de ses yeux je voyais le reflet de Trane qui soufflait dans son tuyau cuivré. Au fond de ses yeux je voyais le visage de la musique. Et je voyais mes yeux qui reflétaient aussi les siens, beaux et clairs comme les abîmes du soleil.

jeudi 15 novembre 2012

Mercredi et les bestioles

Tout commença lorsqu'il fit noir. Les lumières disparurent, la rumeur s'apaisa à l'intérieur du théâtre. Les enfants curieux s'avancèrent au bout de leur siège, regardant fixement une mince lueur gigoter sous les tissus du rideau un peu trop court. On pouvait y voir des ombres faire du va-et-vient, des pieds noirs s'agiter, se promener rapidement dans l'arrière scène. Et parfois, plus rien. C'était l'obscurité complète et dans la salle silencieusement euphorique on s'impatientait joyeusement.

Dans le ventre de Mercredi, des bestioles s'excitaient. Elles volaient en cercle entre ses côtes. Mercredi gloussa discrètement, ça le chatouillait tant.
Il se disait qu'il avait déjà eu cette même sensation, étant enfant, lorsqu'il jouait à la cachette avec son ami Robinson.


Mercredi courrait se cacher. À vive allure il avançait dans les champs de grands épis, sous le faible soleil de vingt heures. Un peu plus loin, derrière une cabane qui semblait abandonnée, entre une statuette poussiéreuse de la Sainte Vierge et un pot en terre cuite à moitié fendu, se situait une vieille porte boisée et pourrie que Mercredi n'avait jamais eu l'audace d'ouvrir.
C'était une entrée à deux portes battantes placées à 45 degrés sur une sorte de structure de pierre ne pouvant être autre chose qu'un accès extérieur menant à une cave, sous la maison.
Mercredi sortit son canif et coupa sans difficulté la corde qui barrait ensemble les deux portes. Il les entrouvrit et une senteur de secret émana de l'ouverture. Derrière descendait un escalier de bois dont les fissures étaient engorgées de terre. Mercredi le descendit prudemment jusqu'à une autre porte entrebâillée. Il entra rapidement en se rappelant que Robinson était toujours à sa recherche. Il referma derrière lui.

Une fenêtre par laquelle entrait le coucher de soleil permettait à Mercredi de partiellement voir la pièce dans laquelle il s'était aventuré. Tout autour de lui se dressaient des amas d'objets ayant tous l'air plus anciens les uns que les autres. La majorité était composée de meubles antiques, mais il pouvait y voir des fourches, un seau d'eau rouillé, des bouteilles de lait vides, un paquet de cartes à jouer, des piles de livres immenses. Il avançait lentement au milieu de la pièce. Dans le mince filet de lumière qui traversait la fenêtre, il voyait voler l'épaisse poussière que ses pas faisaient monter en l'air. À l'autre bout de la salle un large bureau recouvert d'une couverture attira son attention. Une fois devant le meuble en question, il mit les mains sur le tissu et le tâta un peu partout, fermant les yeux, s'imaginant ce qu'il pourrait bien trouver en dessous. Un trésor, pensait-il. Parmi tout le mobilier que contenait la cave, c'était assurément le seul qu'on avait prit soin de cacher. Il tira la couverture de manière plutôt spectaculaire, ce qui fit décoller d'un coup la poussière dont elle était saturée. Mercredi s'étouffa et se frotta le visage couvert par la saleté. Il vit ensuite à sa grande déception une demi-douzaine de banales caisses de bois, sur lesquelles étaient dessinées des pommes bien rouges. Il s'approcha et se rendit compte qu'à l'intérieur de ces boites, il n'y avait pas de fruits, mais bien d'étranges cartons. Surpris et intrigué, Mercredi en saisit un en particulier, car les couleurs de celui-ci avait attiré son regard. Sur le carton était imprimé l'illustration d'un homme en robe, assis en indien sur de nombreux coussins, un long instrument posé entre ses jambes. L'homme le tenait bien haut de sa main gauche tandis que sa main droite reposait au bas de celui-ci sur ce qui ressemblait à de longs fils métalliques. Mercredi fit tourner le carton entre ses mains et trouva une fente sur l'une des extrémités. Il regarda à l'intérieur et il y trouva un objet noir de forme circulaire. Il le sorti du carton qui était évidemment une enveloppe faite sur mesure pour l'objet. Mercredi s'approcha du peu de lumière qui restait alors dans la pièce. Il mit l'étrange objet directement face au rayon de soleil et l'observa attentivement. De fins sillons étaient gravés sur les deux faces de ce qui semblait être nulle autre chose qu'un disque.
Mercredi se rappelait que sa mère lui avait déjà parlé de ces disques à l'heure du coucher. Elle disait que c'étaient des objets de magie, et que dans leurs sillons se cachaient d'invisibles merveilles.

C'est alors que Mercredi entendit des bruits de pas venant de l'extérieur. Robinson approchait. Le disque lui glissa des mains et il alla sans le ramasser se cacher un peu plus loin, derrière un coffre que cachait un porte-manteau roulant. Dans l'obscurité de sa cachette, l'excitation l'envahissait vivement. Les bestioles dans son ventre volaient entre ses os. L'angoisse et la peur, confrontés au confort et à la sûreté de la cache, lui donnait cette sensation d'impuissance mais aussi de totale invincibilité. Mercredi sentait l'odeur des vieux vêtements, du parfum de jadis qui imprégnait encore le tissu des gilets. Ça lui rappelait ses grands-parents. Robinson avait ouvert la porte de la cave, il descendait en murmurant, la respiration haletante.

Les bestioles s'agitaient de plus en plus à l'intérieur de Mercredi, et c'est cette exacte sensation qu'il ressentait à l'instant même où les lumières s'étaient éteintes dans la salle de spectacle, les pieds des fébriles artistes faisant les cent pas, en arrière des rideaux trop courts.

C'est soudainement que ceux-ci furent tirés et qu'une lueur éclaira le décor de la scène, sortant Mercredi de ses souvenirs. Un tapis rouge comme la plus rouge des pommes était étendu au milieu du plateau. Sur ce dernier, on avait placé de fastes coussins de satin. Une poursuite dorée descendait du haut de la salle et éclairait la somptueuse estrade.
Un homme portant le Sherwani indien traditionnel s'avança lentement sur les planches, puis prit place, assis les jambes croisées, parmi les coussins.

Mercredi sourit, en se rappela avec nostalgie la première fois qu'il avait vu cet homme.
C'était au fond d'une cave sur la pochette d'un disque poussiéreux.

vendredi 19 octobre 2012

Les tympans en tweed


Faut sauter une ligne pour respirer, prendre le temps qu'il faut avant d'écrire.
Caché dans une caisse de résonance, sous des lames de métal, pogné dans les tuyaux de l'orgue de Saint-Viateur. Je vis de résonances, je vibre et j'ondule avec elles. J'ai les fréquences au bout du cartilage, elles campent sur mes tympans et parfois elles me chatouillent. Parfois aussi elles me font mal.
Sauter une ligne pour retrouver le rythme, quand on cherche un peu avec quoi continuer. Puis recommencer le même discours, même si ce serait plus intéressant de parler d'autres choses. Un peu comme la même ligne mélodique qui revient, à chaque fois qu'un couplet se termine, dans une longue chanson sans refrain.
Et j'ai besoin de lui comme un remède. Il est là pour me rappeler un peu vers où j'm'en va. Il se tient là et il me fait penser à moi. Faible et hésitant, fort mélangé.

Faut que tu comprennes que ce que tu lis en ce moment, c'est pas un texte qui essaie d'être beau et bon.
C'est juste moi qui t'écris, qui que tu sois, en t'espérant vraiment. J'espère que tu lis. J'espère que tu comprends que y'a pas de dentelle en ce moment.
J'écris de l'honnête non-filtré.
J'écoute Tweedy chanter depuis une douzaine de minutes, bientôt deux douzaines. C'est un peu mon lithium, c'est pour ça que j'dis qu'il est comme un remède.

J'aime tellement ça quand il perd la voix et que ses notes coupent à moitié, on dirait qu'il vient juste de se lever, moi ça m'fait sourire.
J'adore ça aussi quand il souffle un peu plus ses mots, comme s'il les soupirait. Comme s'il expirait de la boucane en même temps. Ça m'apaise.

J'aime ça quand j'ai l'impression qu'on raconte ma vie dans une histoire.
J'ai l'air d'aimer ma vie. Mais c'est pas tant ça plus que le fait de me sentir un peu moins seul même si au fond la solitude est un concept que je n'ai jamais vu si négativement dans un contexte de dosage qui a du bon sens.
La solitude ça peut devenir dangereux des fois par exemple. Je n'en parlerai pas davantage. Je pourrais simplement dire que la quincaillerie est loin derrière et que je préfère de loin l'aigre douceur des bancs d'école.

Bon, ça m'a fait du bien de ne pas avoir parlé d'amour dans ce texte-ci.

mardi 9 octobre 2012

La déprime

Les amis n'appellent plus quand on s'efface dans la nuit.

Je vis de malbouffe, de pétrole, de tabac. Aussi bien dire que je mange ma merde à mesure que j'la chie.
C'est la déprime. C'est la violence.

Pars pas en peur mais j'pense que j'pu toute là.
Ça s'peut tu que j'sois deux en dedans? Ça s'peut tu que j'sois pas tout seul ici dedans? J'ai mal à moi. Mal à mes mois.
Pars pas en peur mais j'te dis j'suis perdu.
Pis en même temps j'te dirais qu'je l'suis pas.

C'pour ça que j'te demande.
Comment on fait pour savoir si c'est l'cas?
Comment on fait pour savoir qui on est?
Va tu falloir que j'attende au trépas?

L'coeur ouvert comme une plaie.
J'suis qui si j'suis pas moi?

samedi 29 septembre 2012

La froidure

C'est le frimas des cataractes
Qui gèlent jusqu'à s'atrophier
Des nuits, des jours entiers.
Puis on les crève à l'aiguille
On déparle, on se dépouille
On se conserve désemparés
Quand vient l'automne des étrangers
Quand les mots sortent des bouches froides
En tirades et en buée
Quand le vent nous glace la gueule.
On a l'air bien on a l'air jeunes.

lundi 10 septembre 2012

L'équinoxe

L'autoroute s'évanouit
Et coupe les moteurs
Écoute, hauts dans la nuit
Les oiseaux migrateurs

Le poète sur le trottoir
Patiente jusqu'à l'automne
Pour écrire le désespoir
Des lueurs qui l'abandonnent

Le dommage collatéral
Toute la douleur de l'homme
Et l'hiver sur Montréal
Cette neige qui pèse une tonne

Quand tous les matins blancs
Se lèvent à contre-coeur
On écrit bien autrement
C'est la mauvaise humeur

mercredi 8 août 2012

Mercredi et la ville dortoir

Adossé contre une brique coupante, Mercredi reniflait l'humidité du fleuve et l'odeur des vidanges. La ville dortoir n'étant jamais complètement silencieuse, difficile de vraiment se reposer. Le grésillement constant des lignes électriques lui chatouillait les tympans, en plus du vent qui lui balayait les cils. Derrière la bâtisse du dépanneur, un vieux conteneur à déchet faisait office de repère pour Mercredi qui finissait son chocolat chaud, regrettant toutes sortes de décisions, notamment celle d'avoir prit ce chocolat chaud à une telle température. Le ciel se remplissait d'orages, les nuages se trempaient comme des biscuits pleins de lait, ils devenaient de plus en plus imposants, de plus en plus lourds, de plus en plus bas. On aurait dit qu'ils allaient tomber à tout moment, comme le biscuit trop trempé, en garnotte dans le fond du verre. Mercredi se grattait le dos sur la brique effilée du dépanneur, regardant la tempête l'écraser comme un char d’assaut. Un grand char d'assaut gris foncé, au moteur puissant et indestructible, bruyant comme des voyous. Le char avançait et Mercredi s'étouffait avec son tabac trop fort.

Il rêvait d'une lampe de bureau, de fumer dans l'éclat de la lampe, de voir les poussières s'illuminer par dessus l'ampoule fatiguée. Il rêvait d'écouter un disque pour un instant, un 45 tours, cette chanson qu'il avait entendu le matin même, dans la radio d'une vieille roulotte stationnée à la station service. Une femme se massait les cuisses dans le siège passager et elle suait abondamment, comme si le conducteur venait tout juste de lui faire l'amour. La chanson terminée, ils repartirent tout deux vers le sud, et jamais plus Mercredi ne revu cette roulotte, jamais plus Mercredi n'entendit cette chanson.

L'orage menaçait la ville dortoir, les enfants à l'heure du coucher restaient éveillés pour observer les éclairs, loin loin loin dans le ciel barbu. Ces enfants, à la fenêtre de leur berceaux, regardaient Mercredi l'air affamé, comme tous les enfants regardent les plus grands. Ils sont prêts à vieillir, prêts à nous manger.

La pluie tomba longtemps ce soir là. Dans la tête de Mercredi, on pouvait entendre des sons électroniques et une voix handicapée répéter les mêmes murmures pendant des centaines de minutes au moins. Il pensait aux albums de famille qui flottaient dans les sous-sols inondés, ces souvenirs érodés comme la soif des lecteurs grafignés de vers.