
J'étais arrivé au pied de la bâtisse le coeur mariné dans le dépaysement. Au loin derrière moi le ciel était brouillé d'un pâle orangé, noirci par la pureté de la campagne à quelques lieues de là. Tout autour, elles surplombaient, les tours de la fortune. C'étaient d'excellents repaires d'oiseaux qui par centaines venaient s'éparpiller sur ces belvédères, à regarder les hommes courir, à regarder les hommes frapper. On entendait en écho leur discret battement d'ailes envelopper les fréquences du haut-parleur projetant vers le ciel la voix électrique d'un commentateur. Dans l'escalier à l'entrée principale, ça sentait le maïs soufflé, la friture, les saucisses. Plus j'avançais, plus l'odeur de la bière et des bretzels salés m'assaillait et m'attisait. Les larges corridors étaient construits de murs en briques, et les planchers recouverts d'une couche vernis si lustrée que je me voyais marcher parmi le reflet des lustres accrochés çà et là sur les plafonds du labyrinthe. Ces chemins de miroirs semblaient me mener à une source. Un lac d'émotions formé d'un fort mélange d'appréhensions, d'amour, de patience et de fiertés s'écoulait dans les couloirs. J'étais dans les coulisses de ce qui me semblait être un bain de bonheur. Plus loin, une ouverture laissait entrer de la lumière au loin, une puissante brillance qui m'aveugla au passage. Une fois que je pu ouvrir les yeux, je découvris cet univers vers lequel la vie m'avait porté. J'étais à l'embouchure d'un long canal de suspense, qui débouchait dans un immense dôme illuminé, au toit décoré de bannières, d'hommages et de fantômes. La voix du commentateur résonnait encore plus fort dans mes oreilles, l'odeur de nourriture s'était dissipée pour laisser place à celles de la tourbe humide, de la terre battue, et soudainement, de l'effluve du tabac émanant du cigare d'un homme âgé fumant patiemment sur l'estrade. J'entrais ébloui dans ce sous-univers, ébahi devant sa grandeur, séduit par la confiance qui y régnait. J'étais candide et amoureux, j'étais naissant j'étais heureux. Dans le champ centre couraient des hommes empreints de passion, aux minces sourires adoucissants, comme s'ils rentraient à la maison. À l'arrêt court ils se lançaient, sous les pirogues les autres fumaient, en attendant que tout commence. J'allai m'asseoir près du bonhomme de l'estrade. Je continuais de regarder le monde quand l'étranger m'interpella.
"La saison sera difficile, n'est-ce pas, filston?" dit-il en se penchant vers moi.
Je lui répondis brièvement que c'était la première fois que je venais ici.
Il cligna des yeux, se redressa et sembla soudainement très confus. Comme s'il m'apercevait enfin correctement, il se leva très lentement en fronçant ses sourcils poivre-et-sel.
- Ne vous ai-je pas déjà rencontré quelque part, mon ami? me lança-t-il rapidement.
- Je ne sais plus, vous me paraissez familier mais je n'ai aucun souvenir que nous soyons présentés, répondis-je en hésitant. Mon nom est Jones. C'est étrange, vous m'évoquez la même chose que cette vision verdâtre au loin là devant, qui me rassure et me rend fier, comme un père dans la tempête."
- Enchanté, Jones. Content de te l'entendre dire, et je suis entièrement d'accord avec toi, ajouta-t-il en prenant par la suite une profonde inspiration. C'est le plus beau des endroits, je n'ai jamais envie d'en partir. Je voudrais rester ici, ne plus quitter cette atmosphère, cette paix qui plane dans l'édifice. L'odeur de l'herbe, celles du devoir accompli, des miracles et du tabac. Le son des fantômes qui sifflent entre les manches des mélodies de l'ancien temps, celui du claquement de la balle sur le bois ferme des bâtons. Le soir, lorsque j'entre dans ma voiture après la fermeture des portes et que je vois dans mon rétroviseur les projecteurs du parc s'éteindre les uns après les autres, Jarry devient tout aussi sombre que mon coeur.
Un silence s'en suivit, remplit par le crépitement satiné de quelques ailes de pigeon.
Je voyais tout près sur le côté Rusty Staub parler avec Sutherland, tout deux dans leur nouvel uniforme. Staub enleva sa casquette et gratta ses clairs cheveux roux qui semblaient presque blonds, puis regarda dans ma direction et hocha la tête quand nos regards se croisèrent. J'avais l'impression que ces deux hommes parlaient de moi.
- Ils parlent de toi, me souffla le vieil homme à mes côtés, une sorte de rictus accroché sur sa mâchoire.
Ça m'a fait rire, il savait tout. Il savait qui j'étais et pourquoi je me trouvais là.
J'avais traversé les frontières pour finalement voir ce que j'ai vu. J'avais quitté Atlanta les yeux fermés, et soudainement j'arrivai à Montréal sans m'apercevoir que ma vie était changée. Il marmonna en creusant mes pupilles de son regard cernant.
- Je suis Gene Mauch, ton manager. Ton uniforme est sous la pirogue. Habille-toi et je te présenterai aux autres joueurs. N'oublie pas ton gant et tes crampons, on commence dans une heure.
Je sorti une pomme de mon sac, et commençai à en trancher la pelure avec mon couteau suisse, j'en pris une bouchée en souriant. Je hochai de la tête tandis que Mauch fixait la lame qui retournait rangée, dans ma poche. Je lui tendis un morceau du fruit que j'avais découpé pour lui. Il le saisit entre ses doigts aux ongles rougis par la terre de son champ intérieur, la croqua lentement puis l'avala avant de recracher quelques écailles de graines de tournesol probablement restées dans sa joue. Jamais je n'aurais cru naguère pouvoir rencontrer quelqu'un d'aussi mystérieux. En s'essuyant le côté des lèvres après une bouffée de son cigare déjà aux trois quarts consumé, il m'interpella de nouveau avant que je ne m'en aille.
- Mack
The Knife Jones, bienvenue dans l'équipe.